Ayant décidé

Ayant décidé de poursuivre l’expérience avec Michel Dautrand, je me rends chez lui avec un livre de Claude Simon. J’ai gardé les lunettes, mais j’ai renoncé au tailleur. Fini le bon chic bon genre. J’ai opté carrément pour le pantalon de velours. Autant choisir en effet un vêtement qui me protège. J’espère que mon interlocuteur n’aura pas le même genre de déception qu’Éric. Je verrai à sa mine.

L’amusant est qu’il a eu à peu près la même idée que moi. Il a renoncé au veston et à la cravate. Il porte un grand pull mou et paraît très décontracté, beaucoup plus en tout cas que la dernière fois. Il me dit d’emblée qu’il ne dispose que d’une heure et non pas de deux comme cela était prévu. Il faut donc que je pratique une « lecture intense » (c’est l’expression qu’il emploie). C’est sans doute pourquoi il se jette dans un grand fauteuil, croise ses mains sous sa nuque, ferme les yeux et attend. Je suis invitée à prendre un autre fauteuil. Mais je choisis le pouf. Je lui explique brièvement que Claude Simon doit permettre une « lecture intense », car c’est très concentré. Mais j’ajoute qu’il ne doit pas s’attendre à une histoire, des événements, des anecdotes : un beau texte où chaque mot pèse son poids d’écriture. J’ai choisi un passage de Leçon de choses qui doit évoquer un tableau, une gravure :

« Trois femmes au teint sans doute fragile qu’elles protègent du soleil par des ombrelles, descendent la pente du verger. Elles portent des robes claires, d’un style démodé, très serrées à la taille, aux manches à gigot. L’une d’elles agite autour de son chapeau et de son buste un rameau feuillu pour chasser les taons. Des feuilles de noyer froissées s’exhale un parfum entêtant, encore épaissi par la chaleur de l’après-midi. Les taons ont des ailes allongées, grisâtres, piquetées de noir, et une tête noire. En avant des femmes, marche une petite fille vêtue d’une robe claire et coiffée d’un canotier de paille brillante dont les larges brins aplatis sont tressés en chevrons. Elle tient à la main un bouquet de fleurs des champs… »

Je me laisse porter par la lecture. Mais redressant la tête, je constate que M. Dautrand a les yeux fermés non plus par l’« intensité » de sa propre concentration, mais bel et bien par le sommeil. Il a toujours les mains sous la nuque, mais ses coudes ont nettement fléchi. De sa bouche sort un léger ronflement qui ne trompe pas. Pas seulement un ronflement d’ailleurs : une ou deux petites bulles irisées, comme celles que l’on fait en jouant avec de l’eau savonneuse, et un minuscule filet de bave. Homme affairé et puissant, le voici réduit à son expression la plus simple et la moins masquée. Pourquoi pas d’ailleurs ? Je compatis, en un sens. Sa vie doit être réellement harassante, accaparante et épuisante. Et peut-être sans joie. Il faut bien qu’il y ait des moments de grande relâche. Et là, justement, le « masque » cède. Sans rien perdre, en fait, de sa beauté. Car je le constate encore : cet homme est beau. Je ne sais pas ce qui a pu lui arriver dans la vie, mais sa séduction n’est pas en cause. C’est vraiment son agitation qui a dû tout gâcher, l’excès d’importance qu’il se donne. Mais là, Dieu merci, dans le sommeil, avec les bulles, tout cède, se défait. Il ne reste plus que cette beauté affaissée et enfantine.

Je toussote. Il se réveille. Il soulève ses paupières avec lassitude. Je crois qu’il va marquer un peu d’embarras ou de gêne, dire quelque chose de Claude Simon, mais non, il se dresse d’un seul coup, saute presque sur moi, me fait abandonner le livre. Fermez-le, dit-il, posez-le là, à côté, ne parlons plus de cela, c’est indiscutablement admirable, tout à fait admirable… mais comment voulez-vous ?… vous ne vous rendez pas compte que c’est vous que je veux, pas ce livre… En effet, je me rends compte. Il est contre moi, il me serre, il me presse, essaie de me prendre dans ses bras, cherche mes lèvres. En même temps, des paroles entrecoupées, entrechoquées, sortent de sa bouche. Depuis la dernière fois, dit-il, je ne pense plus qu’à vous… vous entendez, je ne vous raconte pas des histoires, c’est la pure vérité… je n’y peux rien… ce n’est pas de ma faute, c’est la vôtre, vous n’avez qu’à pas avoir ce petit air faussement innocent et merveilleusement désirable… vous comprenez… qui pourrait vous résister ?… pas moi, en tout cas… regardez-vous… Il m’entraîne d’une manière assez brutale vers la grande glace du fond et me contraint à me regarder. Vous êtes fabuleusement attirante, permettez-moi de vous le dire et je n’ai pas l’intention d’en rester là avec vous, sachez-le… vous ne trouvez pas que nous allons bien ensemble (il penche sa tête sur mon épaule, dans la glace, il a quelque chose d’attendrissant dans le ridicule)… regardez, nous pourrions faire un beau couple… épousez-moi, ce serait le plus simple, puisque je suis libre… Je suis bien obligée de lui répondre : Mais moi, hélas, je ne le suis pas.

Il a l’air atterré. Il me lâche, se passe la main dans les cheveux, se décoiffe, d’un geste dont je vois bien maintenant qu’il lui est familier. Vous n’êtes pas libre, dit-il, c’est terrible ! Vous êtes mariée ? Oui, monsieur. Je n’y avais pas pensé, dit-il, je ne pense à rien, je suis inconscient, fou malade. C’est la vie que je mène qui me rend comme ça. Cela ne peut plus durer. Plus durer. Les bilans, les comptes d’exploitation, j’en ai par-dessus la tête ! Il faut que ça change. Mais vous ne portez pas d’alliance ? Je n’en porte pas, mais je suis mariée. Il prend son expression hébétée, malheureuse : Si vous n’êtes pas libre, vous êtes bien un peu libre tout de même ? Je lui demande ce qu’il entend par là. Réponse rapide : Quelques instants de votre vie pour moi… ce serait si merveilleux, si exceptionnel… vous tenir dans mes bras… quel rêve… quel vertige… Il est revenu à l’assaut, me presse, me serre de nouveau, cherche mes lèvres. J’esquive, me dérobe. Il paraît tout à fait dépité, décontenancé : Vous n’êtes pas que lectrice tout de même ?… Je le regarde dans les yeux : Mais si, lectrice. Il baisse les bras (au sens propre) : Bon, alors lisez.

Il reprend son fauteuil. Je reprends Leçon de choses :

« La folle avoine, les graminées balayées par les longues jupes font un bruit rêche. La bande avançant à la queue leu leu laisse derrière elle au flanc du coteau un sillon irrégulier au fond duquel l’herbe ne se relève que lentement… »

Il m’interrompt et me dit, presque comme un ordre : Relisez la première phrase. Heureuse, pensant qu’il commence à prendre de l’intérêt à cette lecture, je m’exécute :

« La folle avoine, les graminées balayées par les longues jupes font un bruit rêche… »

Nouvelle interruption. Et changement de ton. Il se lève du fauteuil une fois encore. Eh bien, dit-il, une phrase comme celle-là me tue ! Ces longues jupes, avec leur bruit rêche, me tuent ! Voilà où j’en suis ! Je sens là un frisson qui me court de la tête aux pieds, une palpitation de désir qui me submerge (il a réellement dit cela : « Une palpitation de désir qui me submerge », il n’est pas si étranger à la littérature que j’ai pu le penser)… c’est beau, hein ?… mais c’est triste aussi, d’une fantastique tristesse… voilà où j’en suis… deux petits bouts de phrase et je pars en déconfiture… c’est que, chère madame, croyez-le ou non, je n’ai pas fait l’amour depuis six mois… (son expression devient si navrante que j’ai l’impression qu’il va vraiment pleurer cette fois)… je suis, comme je vous l’ai dit, dans la solitude absolue… dans un désert affectif et sexuel total… Il s’est encore rapproché de moi, m’a fait déposer le livre, mais s’est contenté de prendre ma main. Il la tient, agenouillé à mes pieds sur la moquette. Il pose ses lèvres sur le bout de mes doigts : Si vous vouliez m’aider, faire quelque chose pour moi… je vous revois comme vous étiez l’autre jour… cette jupe, vos jambes… Vous pouvez me sauver, dit-il, sauvez-moi !… Je commence à me sentir accessible à la compassion. J’enlève mes lunettes, me penche et lui tends ma bouche.